Entretien avec Pierre Moisset «  Changeons notre regard sur l’enfant pour valoriser le rôle des professionnelles »

À l’origine de l’ouvrage collectif Accueillir la petite enfance : le vécu des professionnels, publié en 2019 aux Editions Érès, Pierre Moisset[*], sociologue de la famille, revient avec nous, 3 ans après, sur l’état d’esprit des pros. Dans un contexte de pénurie de personnel, il propose des pistes de réflexion pour valoriser et motiver au quotidien les assistantes maternelles, éducatrices de jeunes enfants, auxiliaires de puériculture et tous les autres pros de la petite enfance.

 

État des lieux des professions de la petite enfance

 

Avant de s’arrêter aux solutions à proposer pour pallier la crise des vocations et les reconversions professionnelles, Pierre Moisset dresse un rapide panorama de la santé du secteur.

 

Globalement les professionnelles de l’accueil individuel sont plus heureuses professionnellement que celles de l’accueil collectif

 

Selon la Dares (La Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques) du ministère de l’Emploi, les assistantes maternelles font partie des 15 professions les plus heureuses de France. Cela serait dû notamment à leur relative autonomie professionnelle, mais reflète également l’intérêt qu’elles éprouvent pour leur profession et le bonheur qu’elles y puisent.

 

Des professionnelles de l’accueil collectif qui vont mal, avec une disparité en fonction des diplômes et du contexte professionnel

 

Pierre Moisset estime que la situation a peu changé depuis 8 ans, date de l’étude à la base de son ouvrage. Une constante : les professionnelles de l’accueil collectif ne sont majoritairement pas heureuses dans leur travail, et cela varie en fonction du poste qu’elles occupent au sein du lieu d’accueil.

  • Les auxiliaires de puériculture : Celles qui souffrent le plus professionnellement sont aussi les plus nombreuses à exercer auprès des tout-petits. Il s’agit des auxiliaires de puériculture.  Elles vont mal, et vont de plus en plus mal, selon le sociologue, qui explique cela par un manque de reconnaissance criant des compétences qu’elles développent sur le terrain mais qu’elles ne parviennent pas à faire reconnaître à leurs collègues plus diplômées ni à leur direction. Ce sentiment s’accroît à mesure que l’expérience leur apporte des connaissances qu’elles ne peuvent pas valoriser. Cela crée certaines tensions internes au sein des équipes – notamment quand les personnels plus diplômés s’appuient sur leurs diplômes pour exister professionnellement.

 

  • Les éducatrices de jeunes enfants (EJE) en poste de direction : Autre profession qui souffre au quotidien : les éducatrices de jeunes enfants directrices de lieux d’accueil collectif. Ces professionnelles regretteraient l’éclatement de leurs missions et l’impossibilité à mener de front des tâches très différentes les unes des autres (management, administratif, suivi des enfants et quotidien en crèche). Étonnamment, les personnels non-diplômés semblent apprécier leur quotidien.

 

  • Les professionnelles non-diplômées : Elles vont bien dans le métier, et ce, de façon pérenne. Elles semblent avoir le sentiment de bien faire leur métier et gardent une appétence pour la mission qui est la leur.

 

Enfin, une autre tendance émerge : les professionnelles exerçant au sein d’établissements de grande taille, et ce d’autant plus quand ils ne gèrent que des contrats temps plein, sont plus malheureuses professionnellement que celles travaillant dans des structures plus petites.

 

Ces réalités, lorsqu’on sait l’impact du bien-être des professionnels sur le bien-être des tout-petits, ont des conséquences non-négligeables sur le développement de l’enfant.

 

Changer la donne commence par changer les idées reçues, encore très partagées

 

Pour que les tout-petits puissent être entourés de professionnelles épanouies, et s’épanouir plus aisément à leur tour, Pierre Moisset estime qu’il faut changer les mentalités.

 

« La femme au foyer qui devient pro de la petite enfance », une équation surannée et fausse

 

Il rappelle d’abord que le paradigme consistant à dire « vous êtes une femme, vous êtes chez vous, vous allez pouvoir vous occuper d’enfants » a fait long feu et a beaucoup participé à la dévalorisation des métiers de la petite enfance… Comme s’il ne fallait pas de compétences particulières pour accueillir des enfants dans la période des 1000 premiers jours !

 

L’inflexion du nombre d’assistantes maternelles, qui a débuté en 2014, prouve que l’équation « femme à la maison » = « garde des enfants si elle ne fait rien d’autre » ne fonctionne plus. Une réalité renforcée par le fait que les femmes devenues assistantes maternelles pour « s’occuper de leurs enfants » éprouvent beaucoup moins de plaisir à travailler que leurs consœurs passionnées par leur métier.

 

« Le diplôme fait tout »

 

Autre point de blocage qui ne permet pas, selon Pierre Moisset, aux professionnelles de se sentir valorisées au quotidien : la grande hiérarchisation des diplômes. S’il est important d’être diplômée (et surtout formée) pour exercer auprès de tout-petits, il est également crucial de reconnaître la valeur de l’expérience et la possibilité de monter en compétences pour les pros peu qualifiées, à force de formations continues ou d’échanges avec d’autres professionnelles.

 

Mettre en avant la valeur ajoutée de professionnelles en s’appuyant sur leurs connaissances et leurs pratiques permettrait d’éviter le malaise de certaines, qui souffrent d’un manque de reconnaissance.

 

« Les neurosciences, ça change quoi ? »

 

Bien que les avancées récentes des neurosciences apportent des réponses aux interrogations sur le développement des tout-petits, beaucoup de parents et de professionnels continuent à douter de leur intérêt au quotidien. L’idée : « nous n’avons pas bénéficié de toutes ces avancées et ne sommes pas des monstres pour autant. Est-ce vraiment utile ? »

 

Le fait de ne pas reconnaître ces avancées nie aux professionnelles leur expertise et les compétences qu’il faut déployer pour accompagner l’enfant dans le développement de son plein potentiel. Rien de très positif face au manque de reconnaissance professionnelle criant dans le secteur.

 

Que faire, dans ces conditions, pour parvenir à recruter/retenir un nombre suffisant de pros de la petite enfance pour accueillir les tout-petits ?

 

Des pistes pour valoriser les professionnelles et leur redonner goût à leur métier

 

Trouver de nouvelles formules qui valorisent les professionnelles

 

Pierre Moisset estime que l’État a les moyens de changer la donne. Selon lui, cela passe notamment par l’encouragement de la création de Mam (maisons d’assistantes maternelles), des structures qui permettent aux assistantes maternelles de ne plus travailler seules et de ne plus rester au foyer toute la journée. Un pas en avant pour désolidariser le diptyque « je suis à la maison » = « je peux m’occuper d’enfants ».

 

En accueil collectif, réduire la taille des crèches pourrait être une première option, qui se combinerait positivement avec une réduction de la proportion de temps pleins accueillis. Le sociologue se fonde sur les résultats d’une étude prouvant que les pros apprécient les temps partiels car ils introduisent des séquences plus dynamiques dans les journées, et mettent plus d’action dans le quotidien.

 

Mettre en avant l’observation

 

Autre moyen de valoriser les professionnelles : redonner du sens à leur pratique quotidienne. Pour cela, Pierre Moisset préconise de « relativiser les diplômes par rapport à une pratique de décryptage de l’enfant en relation avec des savoirs ».

Lorsque l’on se base sur l’observation pour répondre aux besoins d’un enfant, on sort du rapport de forces entre pros car on entre dans la démonstration. Considérer que l’observation de chacun a la même valeur permet de rééquilibrer une structure souvent extrêmement hiérarchisée et de valoriser les pros les moins diplômées. Cette approche doit s’accompagner de temps de réflexion hors enfants pour adopter un mode de relation basé sur la démonstration – qui devient le principal matériel d’échange avec les parents.

 

Agir ainsi, c’est agir dans l’intérêt des pros, mais également dans celui de l’enfant. La hiérarchie, pratique pour supprimer toutes les problématiques de positionnement, s’avère en effet délétère et écrasante pour tous lorsqu’elle nie la valeur de chaque individu, y compris pour les tout-petits.

 

Changer le regard que l’on pose sur l’enfant, loin de tout pari sur l’avenir

 

Enfin, et c’est peut-être là le nœud de la revalorisation professionnelle, Pierre Moisset appelle à développer une autre anthropologie de l’enfant.

Si l’on cesse de penser que l’enfant est une nature perverse à redresser et que l’on voit en lui une nature positive dont le cerveau explorateur et probabiliste a besoin d’un cadre, on donne un rôle différent aux pros de la petite enfance.

 

Elles ne viennent plus contraindre et limiter, elles observent et accompagnent, encouragent, au sein d’un cadre et de limites adaptés au développement de l’enfant… Ce faisant, elles créent un cercle vertueux en amenant les parents, par l’observation, à faire de même. N’est-ce pas là une des premières clés pour se sentir valorisées et motivées au quotidien ?

  

Entretien avec Pierre Moisset, réalisé par Marie Defrance le 29 septembre 2022.

 

Ouvrage de référence : Accueillir la petite enfance : le vécu des professionnels, sous la direction de Pierre Moisset, aux éditions Érès, avril 2019.

 

[*] Pierre Moisset est sociologue de la famille, consultant en politiques sociales et familiales, spécialisé sur les questions d’accueil de la petite enfance. Ses travaux portent sur les évolutions de l’enfance, de la parentalité, ainsi que sur les professions de l’enfance et de l’éducation.